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En prenant son avion pour Tokyo, l’élégant William Ashby n’était pas certain de ramener un successeur dans ses bagages. Malgré son intérêt pour le dossier du candidat, son intransigeance et son goût inné pour une élite supérieure lui faisaient considérer cette rencontre à la manière d’un premier round d’observation où il serait à la fois le tenant du titre et le juge suprême. Il était décidé à déceler la moindre faille dans le dossier apparemment irréprochable du postulant Oda Sukumi. William Ashby entretenait à l’égard des Asiatiques, et tout particulièrement des Japonais, un sentiment spontané de défiance. Pas une simple réaction xénophobe, car Ashby s’estimait à l’abri de ce genre de piège, mais le Japon l’irritait par son expansionnisme insolent. D’une manière générale, la réussite le choquait quand elle n’était pas typiquement britannique. Il reprochait aux Japonais leur succès et l’indécence qui les accompagnait, alors que l’Angleterre, et la vieille Europe avec elle, s’enlisaient en ce xxe siècle, sans autre espoir que de préserver ce qui pouvait encore l’être. Par leur nombre, leurs traditions, leur culture et leur extraordinaire faculté d’adaptation, les Japonais non seulement constituaient une menace économique, mais de plus lançaient un véritable défi à la vieille civilisation occidentale bien incapable de le relever.
Ces préventions s’estompèrent quelque peu dès le premier contact. Oda Sukumi était venu l’attendre à l’aéroport de Chofu. Ashby fut agréablement surpris par le naturel et la courtoisie exempte d’affectation de son hôte. Par sa jeunesse aussi. Oda Sukumi avait un peu plus de trente ans, mais il en paraissait vingt-cinq à peine. Petit, fluet, le visage avenant, assez quelconque : un Japonais parmi tant d’autres, mais Ashby perçut tout de suite à quel point il était différent de l’image qu’il s’était fabriquée, sans pour autant en saisir la véritable dimension. Il préféra s’en tenir à la certitude que derrière ce regard attentif et poli, se cachait l’un des cerveaux les plus performants du monde scientifique.
Oda Sukumi n’était pas venu seul, et cela altéra quelque peu le plaisir de ce premier contact. Une ravissante jeune femme au visage de porcelaine peinte habillée du traditionnel kimono l’accompagnait. Elle répondait au prénom de Narinam, et fut présentée à Ashby comme l’hôtesse chargée de combler ses moindres désirs. Il dut faire un effort pour masquer son irritation devant tant de prévenance. Il ne se sentait pas d’humeur à être chaperonné, fût-ce par une jeune et jolie femme. Brusquement, il envisagea cette escale japonaise sous un jour particulièrement rébarbatif. Dans l’instant il décida de ne consacrer à sa mission que le temps strictement nécessaire, et il marqua ses distances au risque de passer pour un grossier personnage. Prétextant la fatigue du voyage, il se fit déposer à son hôtel et se débarrassa sans façon de son hôte et de son accompagnatrice. Il dîna ce soir-là avec Sanjo Kanseï, un biologiste avec lequel il correspondait depuis des années, et se coucha tôt, pensant déjà à son départ pour Londres, via New Delhi et Athènes où l’attendaient d’autres missions.
Mais dès le lendemain, le vendredi, les choses tournèrent tout autrement. La belle hôtesse vint le chercher pour le conduire à Chyoda, le centre administratif et commercial de Tokyo où se dressait la tour Mitsubishi. Elle lui apparut sous un jour moins rebutant que la veille, elle était prévenante, efficace, parlait un parfait anglais, et William Ashby dut reconnaître à quel point il aurait perdu du temps sans elle. Il ne fut pas étonné outre mesure par la sobriété luxueuse et la netteté toute japonaise de l’immeuble Mitsubishi. Il connaissait la puissance de la firme : Mitsubishi était le premier Zaibatshu du Japon, le groupe participait au développement économique du pays dans des domaines aussi divers que l’informatique, l’électronique, la cybernétique, l’aéronautique, l’automobile, l’audiovisuel, la recherche médicale et l’immobilier. Par un curieux retour des choses, dans cette nation vaincue qui avait fait du pacifisme la pierre angulaire de sa politique
— Ashby se souvint de ce qu’avait déclaré le général Mac-Arthur en 1947 : « Parfois je pense que c’est le Japon qui a gagné la guerre car il a supprimé l’armée et décidé de résoudre tous les conflits de manière pacifique » — le groupe Mitsubishi était devenu le leader du complexe technico-militaire qui s’était développé depuis. Les besoins constants de nouvelles technologies de pointe, dans la perspective d’une guerre électronique, avaient ouvert aux industriels japonais de nouveaux horizons à la limite du civil et du militaire. C’était là le domaine du centre de recherches que dirigeait Oda Sukumi. Qu’elles soient expérimentales ou appliquées, ces recherches concernaient aussi bien les fibres optiques, les visées laser, les nouveaux matériaux, que les bombes intelligentes, les programmes informatiques, le matériel médical, les images synthétiques, les systèmes d’écoute électronique ou les satellites.
William Ashby assista à une démonstration magistrale du potentiel mis en œuvre pour servir le Dai Nihon, le Grand Japon. Mais, au-delà de toutes ces merveilles de sophistication, phénomène irréversible et en perpétuelle expansion, il s’était efforcé de percevoir la véritable personnalité du candidat successeur Oda Sukumi. L’homme était d’une intelligence exceptionnelle. Par ses démonstrations et ses résultats, Sukumi s’apparentait à ces « nouveaux savants » à l’imagination fertile, mais Ashby avait le sentiment de se trouver en face d’un puzzle auquel il manquait une pièce maîtresse. Le personnage restait en retrait, distant, énigmatique, ou bien, pensa Ashby, sur ses gardes. Au cours de cette matinée, il en vint à douter, non pas de la valeur du Japonais, elle était incontestable, mais de la teneur des informations qui lui avaient été communiquées par l’ordinateur de la Fondation. Il devait y avoir autre chose que cette impressionnante accumulation de gadgets électroniques. Il y avait forcément autre chose. Peut-être ces portraits cérébraux qui avaient fait la renommée du jeune chercheur.
Vers midi, il y eut une pause et Oda Sukumi lui proposa un plateau-repas au restaurant de l’entreprise. Ce fut le moment que choisit Ashby pour poser la question qui le préoccupait.
— Savez-vous, dit-il, qu’en Europe et aux États-Unis vous êtes un homme célèbre ? Vous êtes le seul à capter in vivo des images saisissantes du cerveau. Cela me passionne. Pourrais-je assister à une expérience ?
Oda Sukumi sourit et s’inclina légèrement vers Ashby avant de répondre :
— Ce n’est qu’un jeu auquel je me suis essayé. Le résultat est spectaculaire, mais il ne débouche sur rien de concret. Je vous en ferai une démonstration lors d’une prochaine séance, demain ou après-demain.
William Ashby perçut aussitôt un subtil changement dans leurs relations. Dans le même instant, il nota, refusa, puis accepta le ton sur lequel son interlocuteur venait de s’exprimer. Par une simple phrase, le Japonais venait d’élever leur relation à un niveau supérieur et Ashby sut qu’il resterait le lendemain et même le surlendemain si cela s’avérait nécessaire. Il chercha une parade et il la trouva, se disant : « Ce petit malin ne sait pas dans quoi il s’engage. Attends la suite, je vais te révéler le secret de la Fondation, et si tu n’es pas confirmé comme Titulaire, tu mourras sans savoir comment ni pourquoi ! »
A la fin du repas, Oda Sukumi s’excusa.
— Je vous ai réservé l’après-midi, monsieur Ashby. Si vous êtes d’accord, je serai très honoré de vous recevoir chez moi. Nous y serons à l’abri des importuns. Je pourrai répondre à vos questions.
William Ashby acquiesça. Oda Sukumi ajouta aussitôt :
— Si vous le permettez je vous y attendrai. Narinam vous conduira.
Narinam vint le chercher quelques minutes plus tard. Ils traversèrent Tokyo. Ce trajet sembla à Ashby un glissement irréel à l’intérieur d’un univers inconnu où il n’avait pas encore osé s’aventurer, et dont il contemplait le décor au travers des glaces fumées de la Toyota. Oda Sukumi habitait Yamatone, à l’ouest du Palais impérial. C’était un ancien quartier de résidences militaires, maintenant occupé par la middle-class. Collines et vallons se succédaient, entrecoupés de jardins, de pièces d’eau et d’escaliers moussus. La maison était d’un seul niveau, légèrement surélevée. Une maison de bois et de papier, ceinturée de gazon et protégée des regards par une délicate végétation.
Oda Sukumi l’attendait à l’intérieur. Il avait revêtu le costume traditionnel. Assis à même le sol, il se tenait très droit, les deux mains à plat sur les cuisses dans l’attitude de la méditation, son katana posé devant lui. Il dit simplement :
— Je suis très honoré de vous recevoir dans mon humble maison, monsieur Ashby ; ne vous étonnez pas de me voir ainsi, nous avons nos habitudes et il m’a paru essentiel de vous faire partager la vie d’un Japonais lorsqu’il se retrouve chez lui. Je vous prie de vous asseoir.
— Je suis moi-même très honoré, répondit Ashby quelque peu irrité par tant de platitude.
Oda Sukumi s’inclina pour le remercier, ajoutant :
— J’attends vos questions et suis prêt à y répondre, monsieur Ashby.
William Ashby allait frapper fort. Il se refusait à endiguer, ou tout simplement à nuancer, la violente pulsion qui le poussait à entraîner le jeune chercheur sur un terrain dangereux. Le sentiment qui l’habitait, une sorte de jouissance raffinée à l’idée d’être le maître d’un jeu qui pouvait devenir mortel, l’obligeait à placer la barre le plus haut possible. Ainsi en avait-il décidé avant même de pénétrer dans l’intimité du Japonais. Qu’Oda Sukumi se soit révélé d’une intelligence supérieure, et qu’il ait, comme en se jouant, anticipé le processus qui les liait, l’avait convaincu de brûler les étapes.
— Oda Sukumi, dit-il, contrairement à ce que l’on a pu vous laisser croire, je ne suis pas un simple envoyé de la Fondation qui vient vous interroger pour savoir si vous aurez une bourse ou non. Ce qui m’amène ici est beaucoup plus important. Je suis en fait le Titulaire d’un collège très particulier et je vous ai choisi pour que vous deveniez mon successeur.
Oda Sukumi approuva d’un mouvement du corps. En se redressant il garda les yeux fermés, le visage tendu et attentif. William Ashby lui révéla alors la véritable dimension de la Fondation, son idéal, sa mission, et son influence dans le monde. Il lui révéla l’existence du collège et des Titulaires, parla d’Arnold Wellman, dont il était lui-même devenu le successeur, de Victor Pevsner et de Jessy Flanagan, expliquant, détaillant, précisant le sens de leur engagement, l’étendue de leur pouvoir et l’irrévocabilité de leurs décisions.
Assis face à lui, le jeune savant l’écoutait, parfaitement immobile et les yeux constamment baissés. Lorsque Ashby s’arrêta enfin, un long silence les enveloppa. Désormais, Oda Sukumi, sujet japonais et directeur du centre de recherche de Mitsubishi, connaissait le secret de la Fondation et le sens de son engagement. Il ne pouvait qu’accepter ou refuser. Sans savoir qu’un refus le condamnerait à mort. Pendant que persistait le silence, William Ashby tira une soudaine jouissance de ce balancement. Il n’aimait pas cet homme, mais il en subissait le magnétisme, et c’était la raison pour laquelle il l’avait amené jusqu’à ce point de non-retour. L’homme qui lui faisait face serait l’implacable et génial continuateur de son œuvre ou ne serait plus. L’idée de donner la mort au nom d’une cause supérieure enflammait son imagination. Tandis que Sukumi prolongeait sa méditation, Ashby ne pouvait dégager son regard du katana posé sur son coussin.
Depuis la création du collège, les Titulaires avaient défini un processus d’approche extrêmement précis. La liste des candidats titularisables leur permettait de faire un premier choix. Le candidat qui réussissait cette première sélection était alors informé qu’il venait d’être choisi comme lauréat de la Fondation. A cette étape la Fondation présentait sa fonction officielle : une association pour le développement de la recherche scientifique au service du progrès et de la paix. Il n’était évidemment pas question du collège, des Titulaires et de leur pouvoir occulte.
Dès que le lauréat pressenti avait donné son accord, il recevait la visite d’un parrain avec lequel il avait une longue conversation. Au cours de cette rencontre, le Titulaire limitait son intervention à un sondage très poussé. Il déterminait si le lauréat était de taille à devenir son successeur. Si ce n’était pas le cas, le candidat recevait une bourse. Il devenait un membre ordinaire de la Fondation et les choses en restaient là. Si par contre le Titulaire se sentait confirmé dans son choix, il devait pour un temps encore s’abstenir de toute révélation et présenter son dossier devant le collège réuni. Ce n’était qu’après l’acceptation du candidat par les autres Titulaires que le parrain pouvait enfin initier son successeur au secret du collège. A ce moment-là, le profil du candidat se trouvait suffisamment affirmé pour permettre d’espérer une conclusion positive du processus d’approche. Mais il subsistait encore un risque, le candidat pouvait être effrayé par l’ampleur et l’ambiguïté de l’engagement proposé. Dans ce cas, la sentence était irrévocable. Le candidat défaillant était condamné à mort dans les délais les plus brefs. Une mort tout à fait crédible, de préférence naturelle ou accidentelle, dont le parrain devait assumer la bonne fin...
Mais tout cela, Oda Sukumi ne le saurait jamais. Au terme de son discours, William Ashby pouvait mesurer l’ampleur des étapes qu’il venait de lui faire franchir. Une force incontrôlable l’avait poussé à outrepasser ses droits et à décider seul. Il se refusa à en chercher les causes profondes. Il l’avait fait et savait qu’à la moindre hésitation il serait implacable.
Oda Sukumi parla à son tour, longuement, tandis que les rayons de soleil couchant éclairaient faiblement la maison aux cloisons transparentes. William Ashby se trouva d’un seul coup entraîné bien au-delà de ce qu’il avait imaginé.
— Celui qui sait, commença le jeune savant en levant son regard vers lui, celui qui sait doit rester maître de ses actes, mais son destin ne lui appartient pas. Il doit en accepter l’implacable direction. Vous êtes venu ici comme un messager et le guerrier sait qu’il ne peut se soustraire à son karma. Je me considère comme un guerrier, monsieur Ashby, et je le suis doublement : en tant que scientifique, car le chercheur est un guerrier, et en tant que Japonais, adepte de l’ordre des ronins, ces samouraï sans maître, détenteurs des anciennes valeurs de la chevalerie.
Oda Sukumi s’interrompit. Ashby se garda bien d’intervenir. Il se sentait soulevé par une imprévisible lame de fond qui l’enveloppait et l’entraînait vers des horizons dont il n’avait jamais imaginé l’existence. L’idée d’avoir peut-être trouvé son successeur suscitait en lui un brusque enthousiasme. Quoi qu’il advienne désormais, il resterait marqué par cette rencontre.
Ainsi emporté, comme envoûté, William Ashby écouta le jeune savant l’initier à son tour aux secrets de ce Japon qu’il connaissait si mal. Oda Sukumi évoqua pour lui les grandes figures de l’histoire qui s’étaient sacrifiées pour que vive le Grand Japon, Yorimoto et ses fidèles qui obéissaient à la Voix de l’Arc et du Cheval ; le grand Ieyasu, unificateur et législateur qui avait le premier codifié la ligne de conduite des samouraï dans son célèbre Buke-Shohatto, origine du Bushido. Malheureusement, le Japon avait succombé à la tentation de l’Occident, les samouraï avaient perdu le droit de porter le sabre et l’armée impériale les avait exterminés jusqu’au dernier. Il lui décrivit comment le Grand Japon était mort, étranglé par les philosophes et les politiciens qui avaient acculé l’empereur à instaurer un régime parlementaire sous prétexte de faire du Japon un État moderne. La chute avait été inexorable, foudroyante. Le Japon, emporté par le raz de marée de la modernité et par la guerre avait perdu en même temps que ses derniers guerriers tout espoir de renaissance. Il parla alors du sacrifice de l’élite du Japon, les kamikazes, de l’exemple désespéré de Mishima, ce dernier samouraï, et de la racaille parlementaire au pouvoir, dénonçant d’une voix calme la cupidité des zaibashu, la mollesse des institutions et la décadence qui s’était saisi du pays tout entier et qui réduisait à néant l’idée même d’autorité et de fidélité fondée sur une morale austère et virile telle que la définissait le Bushido.
Lorsque Sukumi se tut, William Ashby dut faire un effort pour revenir à la réalité. Les rayons du soleil couchant auréolaient de lumière leurs deux silhouettes.
C’est alors qu’Oda Sukumi répondit à la question, disant simplement :
— Je suis prêt à vous succéder au jour et à l’heure qu’il sera décidé, car je sais que tel est mon karma.
William Ashby sursauta, agacé, non pas tant par le mot qu’il avait jugé excessif, que par la simplicité et la concision de la réponse. Cette petite phrase, survenant au terme d’une conversation aussi dense, et qui avait la force d’une conclusion imparable, lui apparut comme l’affirmation d’une intelligence provocante. Dans l’instant il chercha une réplique, puis se ravisa, pensant simplement : « Il se peut que ton karma se matérialise sous la forme d’une capsule de cyanure ! »
Le lendemain, Ashby eut accès à ce que le Japonais avait défini comme un simple jeu expérimental. Oda Sukumi l’installa au cœur de son laboratoire de neuro-informatique pour lui révéler quelques-uns de ses secrets. Il lui projeta de magnifiques orages cérébraux captés par la caméra à positrons, et Ashby se laissa facilement convaincre de se laisser photographier le cerveau. Au cours de cette soirée, le jeune chercheur décortiqua pour lui, Titulaire en exercice, les signes avant-coureurs de l’ultime révolution technologique. Tour à tour alchimiste, historien, neurologue, informaticien, philosophe, mais avant toute chose, japonais, Oda Sukumi lui brossa les lignes essentielles de la philosophie et du destin du Grand Japon tel qu’il le concevait.
Et de la planète.